À la bonne heure !
JEAN-CLAUDE ARROUGÉ
 
Libéré de la prédominance du ciel et du soleil, l'homme fabrique des instruments de plus en plus perfectionnés pour « garder le temps ». Et dans son souci obsédant de le domestiquer davantage, apparaît un temps abstrait : celui des horloges et montres en tout genre.

Le temps obsède les hommes depuis... la nuit des temps. Mystérieux, irréversible, de structure à la fois linéaire et cyclique, il imposait jadis à leur vue le ballet incessant des astres dans le ciel et déterminait leurs activités par l’alternance du jour et de la nuit, la succession des phases de la lune, la ronde des saisons. Peut-être est-ce pour conjurer cette impuissance à comprendre la nature du temps que l’humanité a été très tôt animée par ce souci constant de le domestiquer par la mesure. L’histoire des instruments créés à cette fin, du cadran solaire primitif au chronomètre le plus perfectionné, relève un peu de ce mythe prométhéen d’échapper à la toute-puissance des dieux en perçant leurs secrets les plus intimes.
HEURES CLAIRES, HEURES FLUIDES
Le temps des dieux prévalait dans les civilisations primitives. Tant que l’homme vivait de la culture et de l’élevage, il lui suffisait d’observer le ciel, de se soumettre aux grands cycles de la nature. Nul besoin pour lui des petites unités de temps si essentielles à nos sociétés actuelles. Le rythme des astres, ceux de son corps aussi, qu’on appellera bien plus tard les biorythmes, lui suffisent. Les premiers calendriers marquaient déjà une forme d’affranchissement de l’homme vis-à-vis du cycle immuable de la nature. Mais ils revêtaient encore un caractère sacré, étaient établis par des prêtres et désignaient les rendez-vous avec les puissances divines.
L’ombre d’un bâton planté verticalement en terre pour repérer l’heure du soleil est encore une expression des dieux : comme les Égyptiens du XIVe siècle avant notre ère, des peuples de Bornéo ou d’Afrique en font encore une sorte d’horloge locale qui reflète le cosmos et son rythme sacré. Ce bâton, on l’a compris, est l’ancêtre des cadrans solaires qui mesurent les « heures claires et sans nuages ». Les Grecs qui en héritent vers 575 av. J.-C. sont animés d’une soif de « connaissance » : ils appellent ce bâton gnomon (du grec connaître). Le philosophe Anaximandre construit le premier cadran solaire grec ; le temps des hommes est né et la gnomonique devient à Athènes une grande science et un grand art.
Outre la lumière du dieu-soleil, il existe un élément qui, hautement mythologique et symbolique lui aussi, révèle des qualités physiques extraordinaires pour mesurer le temps : l’eau. Et mieux que le gnomon qui ne fait qu’indiquer l’heure, le précieux liquide mesure, lui, les intervalles de temps. En faisant s’écouler une quantité donnée d’un récipient à un autre, les Amérindiens, Égyptiens et Chinois, à la même époque semble-t-il, sont capables de déterminer des durées. Les Grecs, encore eux, deviennent vite des spécialistes de ces « voleuses d’eau » ou klepsydraï. Sous leur impulsion, les clepsydres se perfectionnent, notamment par l’emploi de pierres précieuses qui évitent l’oxydation de l’orifice ou d’un flotteur qui permet à l’instrument d’assurer un débit constant. On s’en sert, entre autres, pour limiter la durée des plaidoiries dans les tribunaux athéniens : Démosthène, très loquace, demande souvent lors de ses procès que « l’eau soit arrêtée » !
LES RYTHMES DE LA CITÉ
Instruments de la vie civique, le cadran solaire et la clepsydre poursuivent leur carrière à Rome. Souvent dans la complémentarité : pour régler les horlogia ex aqua, on doit se servir de cadrans solaires, et, comme le fait observer Sénèque, « il est aussi difficile à Rome de mettre d’accord les horloges que les philosophes ». La mode fait fureur. On parle de montres solaires portées aux poignets : il s’agit en fait d’un anneau percé d’un trou qu’il suffisait d’orienter vers le soleil, et dont la paroi intérieure graduée était frappée de l’ombre d’un rayon lumineux. Guère exact, admettra-t-on. Aussi précis à vrai dire que les 24 heures romaines, élastiques et d’une durée de trois à cinq de nos quarts d’heure selon la saison (seules les heures équinoxiales sont rigoureusement égales). Pouvoir lire l’heure est la preuve visible de l’aisance sociale à Rome. Plaute raille cette mode qui ne sert qu’à fixer les heures de repas : « Les dieux confondent l’homme qui le premier trouva le moyen de distinguer les heures !... Lorsque j’étais enfant, mon cadran était mon ventre, combien plus sûr et plus précis que tous ceux d’aujourd’hui. » Ainsi les dieux ne donnent plus l’heure : celle des hommes est désormais plus juste. D’autant plus qu’elle gagne en précision au fil des siècles. Les Arabes au XIVe siècle, en inclinant la tige des cadrans solaires selon la latitude du lieu, en font un instrument fiable. Les Croisés les rapportent en Europe : ils orneront les frontons de nombreux édifices jusqu’au XVIIIe siècle. Quant aux clepsydres, les Chinois et les Arabes leur font atteindre une perfection technique et esthétique inouïe. En 807, Charlemagne reçoit en cadeau du calife de Bagdad, Haroun al-Rachid, une clepsydre en laiton avec des figures mobiles. Mais le stade ultime du raffinement est atteint en Chine vers 1090 par une horloge somptueuse, mise au point pour l’Empereur par un fonctionnaire, Su Sung. Le savoir chinois revient, via le monde islamique et l’Espagne, vers l’Occident. Jusqu’au XVIIe siècle, la clepsydre demeure le garde-temps le plus précis.
SONNENT LES CLOCHES...
Dans l’Europe du début du Moyen Âge, les premiers hommes à s’organiser en communauté sont les moines. Très vite, ils souhaitent imposer un temps autrement précis que celui des rythmes agricoles. Sous l’impulsion de saint Benoît, le temps dans les monastères se soumet à une rigueur implacable. Les heures ne sont plus au nombre de 24 comme au temps des Romains, mais de 7 : les heures canoniales où l’on prie, « les sept instants de Dieu ». La semaine comprend sept jours selon la tradition hébraïque. L’année, quant à elle, est divisée en quatre périodes bornées par les fêtes saintes. Une façon encore de signifier que le temps n’appartient pas aux hommes mais à Dieu. La cloche a pour mission de sonner les heures et impose progressivement le temps des couvents dans les campagnes, puis dans les villes. Plus qu’elle ne mesure le temps à proprement parler, elle rappelle à l’ordre une société sans cesse convoquée à la dévotion.
Mais peu à peu, le temps échappe à l’église et se laïcise. Les échevins utilisent leurs propres cloches pour assurer la diffusion de l’information dans la cité médiévale. Ces nouvelles cloches s’installent en haut du beffroi, réglées sur des horloges à eau, elles-mêmes réglées sur des cadrans solaires. Le spectacle produit par les clepsydres ornées d’automates marquant les heures, ainsi que l’envolée des cloches qui s’ensuit, est le symbole d’un pouvoir urbain retrouvé. Aussi, quand un monarque entre en conflit avec les bourgeois d’une cité, ses premières représailles sont d’ordonner la démolition du beffroi et des cloches.
LE TEMPS QUI SE CONSUME ET QUI RUISSELLE
Le temps, au début du Moyen Âge, est collectif. Puis, il commence à s’individualiser. Des garde-temps, utilisant la combustion de corps, apparaissent : la chandelle graduée est, semble-t-il, inventée au IXe siècle pour Alfred le Grand, roi très pieux qui s’en sert la nuit pour connaître les heures des prières. Son usage, idéal pour les malades et pour les heures de nuit, mais imprécis, est très répandu dans la France médiévale. À la même époque, Chinois et Japonais utilisent de magnifiques horloges à feu dont les corps consumés sont des bâtons d’encens. Vers l’an mil encore, dans cette période de grande sophistication des instruments de mesure, apparaît un objet élémentaire et d’une certaine austérité de forme : le sablier. On ne peut préciser ni la date, ni le lieu de sa naissance, mais elle est certainement liée aux progrès faits dans la verrerie et les techniques d’étanchéité, et sûrement née dans l’Europe du Nord, où le gel fréquent rend nécessaires ces « clepsydres d’hiver ». Le sablier trouve particulièrement sa place dans les cabinets d’étude, les chaires d’églises et les navires au long cours. Il présente l’avantage d’être peu cher, silencieux et propice à la méditation. En chaire, le sablier devient le « verre à sermon » qui permet au prêtre (et à ses ouailles) de contrôler la durée du prêche. Pour les poètes et les peintres de « vanités », le sablier demeure l’image favorite du temps qui passe. Il arrive qu’on enterre les morts avec un sablier et que les survivants présents lors de la cérémonie funèbre placent des sabliers sur les tombes. Poussière tu retourneras poussière...
LE TEMPS MÉCANIQUE
L’Occident médiéval résonne du son des cloches. Mais pour les tirer, il faut toujours plus de précision dans la définition des heures. Si les cloches n’avaient pas existé, l’horloge mécanique n’aurait jamais vu le jour. Le plus grand mystère subsiste sur son apparition et les circonstances de sa conception. La première horloge à poids a-t-elle été construite dans un monastère français à la fin du XIIIe siècle ? En tout cas, elle apparaît, à l’instar du sablier, dont elle est d’ailleurs contemporaine, comme un descendant naturel de la clepsydre. Pur ouvrage de l’esprit, elle n’indique ni le temps cyclique des astres, ni le temps linéaire des instruments qui utilisent la terre, sa pesanteur et son atmosphère. Elle fabrique un temps abstrait, artificiel. Avec elle les heures deviennent égales quelle que soit la saison : son invention se révèle « plus révolutionnaire que celle de la poudre à canon, de l’imprimerie et de la machine à vapeur, plus lourde en conséquences que la découverte de l’Amérique », pour reprendre la formule du romancier Ernst Jünger.
Son fonctionnement joue avec la chute maîtrisée et domestiquée de corps solides : un poids qui s’enroule et se déroule autour d’un cylindre a un mouvement accéléré ; pour le stabiliser et rendre ce mouvement quasi uniforme, il est mis au point un mécanisme régulateur, l’échappement. Au XIIIe siècle, celui-ci est à foliot (le mot pourrait venir de folie, pour désigner la roue qui danse follement). Il s’agit d’une innovation simple et subtile qui consiste à bloquer le poids (et donc la rotation des rouages) pendant un temps bref et à intervalles réguliers. Là est la grande invention de l’horloge mécanique.
Celle-ci trouve ses premières mentions littéraires en 1305 dans Le Roman de la Rose et en 1320 dans La Divine Comédie de Dante. En l’espace de cinquante ans, chaque ville européenne se dote d’horloges, certaines extraordinaires, comme celle de Padoue qui, dès 1344, propose un calendrier perpétuel, un ballet des astres et la date des fêtes religieuses ! Plus tard, on leur adjoindra des automates bien visibles qui frappent une cloche à chaque heure : les jacquemarts, nom qui provient probablement de l’expression « le Jacques qui use du marteau ». Horloge et cloche, comme dans les carillons mécaniques et les pendules de nos chaumières, entament un duo légendaire.
Les premières horloges n’ont souvent ni cadran ni aiguille, leur seule fonction étant de sonner les heures. D’où l’expression : il est 10 heures à l’horloge, ou encore ten o’clock. Ces horloges sont peu précises. Elles se détraquent volontiers d’une heure chaque jour, et doivent être réglées en permanence sur les sabliers et les cadrans solaires. Les premiers cadrans sont partagés en 24 divisions. L’unique aiguille, quand elle apparaît, indique les heures. Au XVe siècle, le remplacement des poids par un ressort comme source d’énergie potentielle réduit considérablement les dimensions des horloges. Mais seule une infime minorité de grands seigneurs et de bourgeois peuvent s’offrir des modèles d’intérieur à ressort.
L’histoire de l’horloge est véritablement celle de l’Occident. Elle n’a pas d’équivalence en Orient. En 1629, Matteo Ricci, jésuite romain, l’introduit en Chine lors d’une mission d’évangélisation, et après bien des turpitudes, auprès de l’empereur Ming. Le maussade souverain est fasciné par ce qu’il considère avant tout comme un simple jouet. Plus tard, l’horloge devient une monnaie d’échange, en Chine comme au Japon.

Une corporation singulière
Les premiers horlogers sont des travailleurs indépendants qui voyagent beaucoup. Il faut attendre le début du XVIe siècle pour que le nombre d’horlogers dans une ville – anciens serruriers, forgerons ou fondeurs de canons – soit suffisant pour que se constitue une corporation. La première est autorisée par François Ier en 1544. D’autres éclosent dans toute la France, ainsi qu’en Allemagne, en Italie et en Suisse. Des conflits avec les autres corporations surgissent rapidement : ici ou là, des serruriers ont le droit de faire de l’horlogerie, mais pas le contraire. À Londres en 1622, les horlogers anglais se plaignent, eux, de « l’extrême nuisance subie par les citoyens horlogers à cause de l’intrusion de fabricants étrangers », et obtiennent alors la création d’une corporation. En France, les protestants qui ont maille à partir avec le roi ne peuvent s’organiser en corporation. Aussi, à Paris, dans le quartier des horlogers sis dans la bien nommée rue du Cherche-Midi, l’apprentissage est réservé aux seuls catholiques. Celui-ci commence à l’âge de douze ans chez un maître et dure six ans. Suivent quatre années de compagnonnage, à l’issue desquelles on peut devenir jeune maître, puis maître moderne et enfin maître ancien. À la fin du XVIIIe siècle, chaque corporation comprend de nombreuses spécialités, pas moins de 16 pour les horloges, et 21 pour les montres : monteurs de montres, cadranturiers, faiseurs d’aiguilles, de pignons, de ressorts, doreurs, etc. Avec la production en masse et en série, les corporations horlogères disparaissent peu à peu. Mais la concentration géographique du métier subsiste : des capitalistes protestants exploitent une main-d’oeuvre locale qualifiée mais bon marché dans les petites vallées jurassiennes. La grande horlogerie suisse et française dominera le marché durant presque deux siècles.
VERS L’HEURE PORTATIVE
Mais les horloges sont lourdes, massives. L’heure mécanique n’est pas individuelle. Les premiers modèles miniatures, ou montres, sont signalés du côté de Nuremberg au début du XVIe siècle. Des personnes fortunées les portent au cou ou à la ceinture, ou montées sur des armes, comme les dagues de François Ier, qui en tirait grande fierté.
Ces premières montres n’ont pas une précision extraordinaire : elles varient d’une demi-heure en moyenne par jour et il faut les remonter au moins toutes les six heures. On raconte qu’un hôte de Richelieu, grand collectionneur de montres, ayant malencontreusement fait tomber deux d’entre elles, entendit le cardinal avouer que « c’est la première fois qu’elles sont ensemble ».
Le pendule et le ressort vont, à la fin du XVIIe siècle, accroître considérablement la précision du temps mécanique. Si l’on en croit la légende, Galilée observe en 1583 le balancement de la lampe au-dessus de l’autel de la cathédrale de Pise. Remarquant que ses oscillations sont isochrones et indépendantes de leur amplitude, il en tirera bien plus tard une théorie des pendules et imaginera une horloge utilisant l’un d’eux comme source d’énergie. Mais c’est le Danois Christian Huygens qui, avec l’aide de l’horloger Salomon Coster, applique aux horloges un pendule chargé de régulariser leur marche. Ils mettent alors au point la première horloge à pendule en 1657 (qui portera bientôt le seul nom de « pendule »). Ainsi apparaît l’aiguille des minutes. Quelques années plus tard, Huyghens associe au pendule un ressort. C’est alors au tour de l’aiguille des secondes (les « secondes » minutes) de se mettre à tourner autour d’un cadran, à 12 divisions cette fois-ci.
Le XVIIIe est en Europe le grand siècle de l’industrie horlogère. Les perfectionnements y vont bon train. En France, vers 1780, un citoyen genevois « immigré » en France, Louis-Abraham Bréguet, ainsi que Jean-Antoine Lépine et son beau-frère Pierre-Auguste Caron, connu ailleurs sous le nom de Beaumarchais, fabriquent des montres plates et en améliorent l’échappement. Si la miniaturisation s’accélère, leur sophistication aussi : cadrans sous forme de boutons de fleurs, d’animaux, de têtes de mort, de motifs libertins... Mais pendules et montres restent des objets de luxe. En cette fin du XVIIIe siècle, le temps mécanique appartient encore aux riches !
L’INVENTION DU CHRONOMÈTRE
On l’oublie trop souvent, le temps a à voir avec l’espace. Si l’on sait, depuis l’Antiquité, mesurer la latitude grâce au soleil et aux étoiles, il n’en est pas de même de la longitude. Pour évaluer cette dernière, il faut à la fois posséder l’heure de l’endroit où l’on est et celle d’un endroit dont on connaît le méridien. Bref, il faut de solides connaissances astronomiques pour s’y repérer... Jusqu’au XVIIe siècle, les marins sont donc obligés de naviguer à « l’estime ». Mais une erreur de longitude de 2,5 degrés, qui entraîne une déviation d’environ 300 kilomètres, est souvent risque de naufrage. Or, connaître la position d’un navire en mer et amener la cargaison à bon port devient une nécessité pour les commerces européens. Le besoin des marchands va influer durablement sur les perfectionnements des instruments de mesure.
Les horloges à pendule, qui exigent verticalité et immobilité, sont inutilisables sur les navires. De plus, elles se décalent avec les changements de température et leur lubrification demeure difficile. Ce qui explique pourquoi les sabliers sont encore très utilisés sur les bateaux de cette époque. Dès le début du XVIIe siècle, les États européens cherchent à résoudre le délicat problème de la mesure de la longitude et rivalisent de générosité envers qui sera capable de la mesurer à un degré près. L’Anglais John Harrison, charpentier et horloger autodidacte, parvient après plusieurs essais à mettre au point une horloge qui utilise la détente d’un ressort et associe des métaux adaptés aux variations de température. Il s’agit là du premier chronomètre. En 1764, il réussit l’exploit de fabriquer un modèle qui, au bout d’un voyage de neuf semaines à la Jamaïque, n’accuse qu’un retard de 5,2 secondes : l’erreur de navigation est seulement d’un mille (1 852 mètres) !

Les montres aujourd’hui
La production annuelle de montres est très difficile à évaluer, certains marchés échappant à tout contrôle du fait des contrefaçons et de leurs procédés de vente. On ne dispose que d’ordres de grandeur provenant notamment des fédérations horlogères et des différentes foires internationales. Le nombre de montres mécaniques et à quartz produites dans le monde est estimé à près d’un milliard, dont 200 millions sont de purs gadgets : crayons, briquets, porte-clefs avec montre. À titre de comparaison, la production était en 1975 de 200 millions, dont 96 % à mouvement mécanique et 4 % à quartz. Aujourd’hui, la tendance s’est radicalement renversée car on estime à 95 % le pourcentage de montres à quartz et 5 % à peine celui des montres mécaniques. Le chiffre d’affaires mondial est estimé à environ 60 milliards de francs français.
La Suisse demeure aujourd’hui à la pointe de la production horlogère européenne. Premier producteur mondial jusqu’en 1970, elle a traversé une crise aiguë dans les années 80, mais retrouvé une vigueur nouvelle grâce à la montre à quartz Swatch. Bien que la Suisse ne produise plus que 10 % de la production mondiale, son chiffre d’affaires représente environ 50 %.
Le Japon est à ce jour le premier producteur : environ 50 % des montres, majoritairement à quartz et bon marché, mais comprenant aussi des modèles à quartz de qualité (Seiko, Citizen...). Les pays du Sud-Est asiatique, notamment Hong-Kong, se sont surtout spécialisés dans les montres gadgets à quartz. Ils produisent environ 20 % de la production mondiale. La France, quant à elle, maintient une tradition horlogère de qualité, surtout en Franche-Comté. Elle exporte aussi, comme la Suisse, un savoir-faire à l’étranger, notamment dans des pays du Sud (Inde, Chine, etc.) appelés à jouer un rôle majeur dans l’industrie horlogère.
TIME IS MONEY
Pendant le siècle des Lumières, nombre de monarques passionnés d’horlogerie soutiennent en Europe l’industrie horlogère et permettent la production en masse de montres. En 1772, Frédéric Jappy apparaît comme un des premiers capitalistes modernes et produit 100 000 montres par an. Il emploie trois cents paysans et artisans locaux dans une usine près de Montbéliard, où sont fabriquées toutes les pièces. L’horloge apparaît bien comme « la mère des machines ». L’horlogerie, secteur où la division du travail est la plus importante, devient vite un des fers de lance de la révolution industrielle et ouvre la voie au travail en série. Mais la montre s’oppose vite à l’ouvrier. Dans un ouvrage quelque peu excessif, L’Économie industrielle, daté de 1820, on peut lire : « Il faut que l’ouvrier soit avare de son temps... Tout homme est capable d’exécuter 5 mouvements par seconde... Il y a 36 000 secondes dans une journée de dix heures, elle peut conséquemment permettre 180 000 mouvements. »
Le temps industriel se révèle toujours plus dictatorial. Le salaire devient horaire et non plus lié à la qualité de la tâche accomplie. Vers 1880, Frederick Taylor, jeune ingénieur américain, mène une étude scientifique sur le temps passé au travail en usine. Selon lui, le patron, grâce à l’utilisation d’un chronomètre, doit pouvoir discipliner le corps ouvrier et modeler son temps de travail. Henry Ford va dans le même sens en imaginant qu’on puisse produire chaque jour 2 000 montres à 30 cents pour les vendre un dollar. Il devient ainsi un des pionniers du travail à la chaîne, caricaturé plus tard par Chaplin dans Les Temps modernes.
Avec la production de masse, la société de masse. Après la montre à un dollar lancée aux États-Unis, avoir l’heure sur soi n’est plus un luxe : c’est même une nécessité. Les techniques comme les goûts se succèdent. Passée la mode de la montre-gousset, le triomphe de la montre-bracelet est symbole des années folles. Après la montre mécanique s’impose la montre à quartz qui utilise, à partir de 1970, les oscillations stables, précises et reproductibles de cristaux de quartz, et les « puces » électroniques de fabrication massive et de faible coût. Ne plus arriver à l’heure est impardonnable !
UN TEMPS POUR TOUS
Ces montres que nous connaissons bien aujourd’hui donnent une heure des plus exactes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Revenons en arrière. Début XIXe siècle, les horloges des clochers et beffrois se règlent sur les cadrans solaires qui donnent l’heure locale. Chaque ville, chaque village vit à son propre rythme, chacun voit donc midi à sa porte. Quand s’impose l’heure des machines et du travail payé à l’heure, il semble inconcevable qu’une cité lise l’heure dans le soleil ou dans le sable.
Vers 1810, apparaît une boule horaire sonore et visible au sommet de l’observatoire de Greenwich, dans la banlieue de Londres. Celle-ci donne aux bateaux l’heure à la minute près. On finit par abandonner le temps vrai du cadran solaire – donc du soleil – au profit du temps moyen donné par les horloges. Pratique déjà adoptée par les Genevois depuis 1770 et reprise à Paris en 1816. Mais si le temps est alors mesuré par les horloges, celles-ci ne donnent pas la même heure d’une ville à l’autre : 49 minutes séparent Strasbourg de Brest, au soleil comme à l’horloge ! Ce qui perturbe grandement les marchands. De même que le transport maritime a fait progresser l’horlogerie, de même le transport ferroviaire accélère-t-il l’uniformisation du temps : les trains doivent arriver et se croiser à l’heure. D’où la nécessité de mettre toutes les pendules d’un même pays ou d’une même région à la même heure. Impossible par exemple de favoriser l’essor du chemin de fer américain quand on compte deux cents heures locales ! Le temps des gares finit donc par s’imposer. Les gares européennes se construisent autour de leur horloge. L’unification mondiale se fait à partir de 1880 par l’institution des fuseaux horaires et d’une Terre divisée en 24 zones.
En France, l’heure devient nationale le 14 mai 1891, mais fixée sur le méridien de Paris et non sur celui de Greenwich. Ce qui n’empêche pas petites villes et villages de garder l’heure locale. Il arrive que deux horloges donnent deux heures différentes : celle de la gare et celle de l’église. Le déclin des heures locales – donc du temps du soleil – sonne finalement celui du monde paysan. En 1911, la France accepte enfin de fixer son heure sur le méridien de Greenwich : on retarde alors les pendules de 9 minutes et 21 secondes.

Des temps à tout faire
Le temps universel (UT) est déterminé par la rotation de la Terre et fondé sur le temps solaire moyen de Greenwich, mais calculé sur la base de minuit, contrairement au GMT (Greenwich Mean Time), unité astronomique calculée, elle, sur midi. Il est apparu nécessaire d’apporter quelques corrections au temps universel afin de tenir compte des irrégularités de la rotation terrestre. D’où l’introduction du UT1 : un UT légèrement modifié.
Des instruments révèlent aujourd’hui plus précisément cette rotation fluctuante de notre planète : la Terre en effet ralentit depuis des siècles, mais d’une façon irrégulière. On pense qu’un jour actuel correspond à 25 heures de l’époque de Jésus-Christ ! Depuis la mise au point de l’horloge atomique, la définition de la seconde a changé. D’où l’introduction du temps atomique international, le TAI, dont le décalage n’excède pas une microseconde en un an. C’est le BIH (Bureau International de l’Heure), situé à l’observatoire de Paris, qui donne cette heure, réservée aux usages scientifiques, avec l’aide des 230 meilleures horloges atomiques du monde.
Par convention internationale, on a fait coïncider le TAI et le UT1 en 1958. Or, en 1996, a été constaté un décalage de 30 secondes entre les deux ! Afin de remédier à ces imperfections, un nouveau temps, le UTC (Temps Universel Coordonné), compromis entre le TAI et le UT1, avait déjà été adopté dans tous les pays en 1972. Dans cette « jungle temporelle », il faut parfois apporter quelque harmonie. Ainsi 21 secondes intercalaires ont-elles été introduites au TAI depuis 1972. Ces secondes sont ajoutées ou soustraites le 30 juin ou le 31 décembre. La dernière de ces « secondes atomiques » a été rajoutée le 30 juin 1997 à minuit en temps universel, c’est-à-dire à 2 heures du matin à Paris le 1er juillet. Qu’on rassure les oublieux, cette modification n’a guère concerné que la communauté scientifique...
UNE COURSE À LA PRÉCISION
Mais alors que le monde entier commence seulement en ce début du XXe siècle à mettre ses pendules à l’heure, la notion même de temps et sa mesure sont remises en question par le milieu scientifique. Ce dernier soutient que le temps et l’espace ne sont pas, comme on l’a cru jusqu’alors, deux concepts différents et absolus. Finie la physique de Newton qui décrétait un espace absolu et un temps absolu. Si Henri Poincaré, à Paris, invente la notion d’espace-temps, reprise à son tour par Ernst Mach à Vienne, c’est bien à Albert Einstein (1879-1955) qu’on doit la synthèse magistrale qui conduit à la théorie de la relativité restreinte, puis à celle de la relativité générale qui mettent « le temps hors du temps ». En 1905, Einstein réunit l’espace et le temps en une seule description mathématique. Cette théorie, qui prévoit la dilatation des durées et la contraction des distances, a été depuis lors vérifiée, notamment grâce aux mésons ? : ces particules cosmiques situées dans la haute atmosphère ont un temps de vie de quelques microsecondes, mais elles se déplacent si vite qu’elles parviennent jusqu’à la terre. Il y a donc bien dilatation du temps !
Certes, mais cette nouvelle révolution du temps... élastique a-t-elle une réelle influence sur l’usage quotidien des instruments de mesure ? Sans doute plus qu’on ne le croit. Les découvertes, dans le domaine de la physique nucléaire particulièrement, ont des incidences sur le perfectionnement des instruments. Toujours plus exacts, ceux-ci sont capables de mesurer des temps extrêmement brefs comme de dater des périodes très éloignées dans le passé. Le quartz, tous les utilisateurs de montres le savent, n’est pas parfait : l’instabilité du régulateur due aux variations de température demeure un problème. Aussi l’idée fait son chemin chez les scientifiques d’utiliser une propriété des atomes : l’émission et l’absorption des rayonnements électromagnétiques de fréquence fixe. Grâce à sa fiabilité, le césium s’impose rapidement dans la construction des premières horloges atomiques, vers 1960. Leur précision devient alors d’une seconde par million d’années et leurs applications sont multiples, notamment dans l’astronautique en plein essor : la localisation de Voyager 2 à proximité de Neptune est déterminée par trois télescopes très éloignés les uns des autres et contenant des horloges atomiques. Gageons qu’à plus ou moins long terme, nos petites montres seront automatiquement réglées sur ces horloges, supprimant tout réajustement. Mais, entre deux horloges au césium, on constate encore un écart de... trois secondes dans un million d’années ! Une imprécision beaucoup trop grande pour la radionavigation : un millionième de seconde de différence entraînerait une erreur de 300 mètres. Aussi, grâce à la technique du piégeage des électrons mis au point par notre prix Nobel Claude Cohen-Tannoudji, on envisage, dans les années à venir, une précision d’un millionième de milliardième de seconde ! Un tel prototype d’horloge atomique utilisant une fontaine d’atomes de césium refroidis par laser est en voie d’achèvement en France, au Bureau national de métrologie. Une autre mesure du temps pourrait nous renvoyer vers le ciel. Nous la devons à la découverte, en 1967, par Jocelyne Bell, alors étudiante en astronomie, d’un type d’étoile qui émet des signaux d’une grande précision : le pulsar. Depuis lors, on a découvert plus de 300 de ces étoiles à neutrons, sortes de toupies à pulsation rapide dont la fréquence stable est d’une extraordinaire précision. Un pulsar récemment découvert ne perdrait que 0,273 seconde en un milliard d’années. On se prend à rêver...
Le temps des hommes se pliera-t-il à celui des étoiles ? Le retour aux astres et à l’infiniment grand l’emportera-t-il sur les corps telluriques et leur infiniment petit ? Le temps, seul, le dira.


© SCÉRÉN - CNDP
Créé en décembre 1997  - Tous droits réservés. Limitation à l'usage non commercial, privé ou scolaire.